jeudi 30 avril 2015

Poma : retour sur un raid réussi mais mal exploité...

          Ceux qui s’intéressent de près aux combats de la RC 4 savent que quelques jours avant le drame de Coc Xa, le groupement placé sous les ordres du Lcl Le Page avait effectué un raid dans une cuvette située au Nord-est de That Khê, en zone frontière avec la Chine. Lors de ce raid, de nombreuses informations recueillies permirent de conclure que le Viet Minh s'était considérablement renforcé et qu'après la chute de la citadelle de Dong Khê, il était probable que l'effort allait être porté sur That Khê car Cao Bang était un objectif trop gros pour lui. 



Ainsi qu'on le sait, en dépit de leur richesse, ces renseignements ne furent jamais exploités par le commandement qui persista à poursuivre son plan d'opération, comme si de rien n'était. Plus que les erreurs tactiques ou les insuffisances qui émaillèrent la suite de l'opération c'est à mon sens, dans cette non prise en compte des données de renseignement que réside la plus grosse faute qui puisse être déplorée dans cette affaire...

Si les témoignages du Lt Stien et du S/Lt de Pirey nous apportent la vision des exécutants, le récit fait par le Lcl Le Page dans son livre "Cao Bang" se révèle très intéressant par les détails qu'il procure... C'est précisément ce récit utilisé pour resituer le combat sur le terrain lors de la randonnée qu'Antoine et moi avons fait un dimanche en direction de Poma et qui nous a permis de revenir sur les traces de nos anciens, que je livre ci-dessous en l'illustrant comme d'habitude avec nos photos...


Récit du Lcl Le Page :

" Le 23 septembre le Groupement reçoit l’ordre d’effectuer un raid sur la cuvette de Poma, où, suivant des renseignements recueillis par le 2° Bureau de la zone, transiteraient de Chine d’importantes forces Viet-Minh. Poma est un village situé au sud d’une large cuvette à proximité de la frontière de Chine. Distant d’une dizaine de kilomètres de That Khê il est relié à la RC 4 par une route, qui desservait le poste de Ban Mé et celui même de Poma depuis longtemps évacué."

Carte 1/50 000° de la zone That Khê - Poma

Nota : on distingue donc trois compartiments de terrain distincts :
- la cuvette située au nord du poste de Ban Mé, poste encore occupé par les Français en septembre 1950 mais qui devait être pris par le Viet Minh dans les dernières heures avant l'évacuation de That Khê ;
- l'étroite vallée de Mau Dot ;
- la cuvette de Poma contrôlée par un poste qui avait été abandonné en mai 1949 après une brève occupation de 14 mois.
La frontière chinoise n'est qu'à quelques kilomètres et si on continue vers le nord en direction de Talung, on traverse plusieurs vallées qui toutes coulant vers la Chine constituent des axes de pénétration traditionnels au Vietnam. Ces vallées orientées Ouest - est ont vu passer au fil des ans les invasions chinoises, les Pavillons noirs, les troupes nationalistes en retraite puis les hommes du Viet Minh à partir de 1949, les divisions chinoises en 1979 et enfin les contrebandiers et trafiquants de drogue d'aujourd'hui...

"Dans la matinée un Morane atterrit sur le terrain d’aviation de That Khê. Il amène le colonel Constans qui vient sur place, donner ses dernières instructions sur le raid. Je vais l’accueillir. A sa descente d’avion, entrant tout de suite dans le vif du sujet, il me tend un rhodoïd, sur lequel figure schématiquement la région de l’opération. Des flèches au crayon rouge convergent sur Poma, en partant de Ban Mé à l’Ouest et à l’Est de la route. Il me dit : « Je vous passe ce schéma. Bien entendu vous êtes responsable. A vous de décider. »
D’un coup d’œil, j’ai vu le schéma. Il est classique, tout à fait orthodoxe, dans le style « Ecole de guerre ». Le colonel est breveté. Mais pour ma part, bien certain que, dans ce terrain de calcaires et de broussailles inextricables, si je m’écartais de la route je ne retrouverais pas mes bataillons à l’heure dite et qu’il faut aller vite et miser sur la surprise, je réponds : « Mon colonel, pour moi, il n’y a pas de problème. On part de nuit et on prend tout bonnement la route. On procède par dépassements successifs. Deux bataillons ou tabors ouvrent la route puis assurent le recueil. A l’aube au débouché de la route dans la cuvette, un tabor à gauche, le 1er, le BEP à droite, après un large mouvement en tenaille, ratissent le terrain et se replient ensuite sur l’axe de recueil. La manœuvre est simpliste, mais il s’agit d’un va et vient, à mon avis, c’est la seule valable. »
Sceptique, le colonel réplique, de toute sa hauteur, avec un sourire inspiré qu’il voudrait quand même bienveillant : « Je vous l’ai dit, vous êtes responsable, vous déciderez. »
Les unités sont alertées. Au début de l’après midi un briefing réunit les chefs de bataillon ou de tabor et leur adjoint. Le départ s’échelonne à partir de 23 heures au black out, point initial Ban Mé – ordre de marche 11 ème Tabor, 8 ème RTM, BEP  et 1er Tabor.
Le 11ème Tabor ouvrira la route dès le départ de Ban Mé, il tiendra les calcaires immédiatement au nord du poste (côte 694), il prolongera sa mission de couverture, en liaison avec le 8 ème RTM, qui s’installera dans les calcaires de Mau Dot et dans ceux de Ben Bai, de façon à tenir le débouché de la route dans la cuvette. La mission apparemment la plus facile a été confiée au 11 ème Tabor, qui récemment débarqué, n’a pas encore été engagé."


En fond de tableau, au nord de Ban Mé, les hauteurs de la côte 694
- Secteur du 11° tabor -
(Vue prise vers le Nord)

Le secteur de Mau Dot au sud du poste de Poma
- 8° RTM, en recueil du 1er tabor et du BEP -
(Vue prise vers le Sud)


Le secteur de Mau Dot au sud du poste de Poma
8° RTM, en recueil du 1er tabor et du BEP -
(Vue prise vers le Sud)

"Le BEP devra avoir atteint Po Tchang (NE de la cuvette) et le 1er Tabor l’ancien poste de Poma avant l’aube.
Au lever du jour, les deux bataillons exécuteront une manœuvre en tenaille, le premier en direction du Nord-ouest, le second en direction du Nord, qui englobera toute la cuvette. Après avoir fait liaison ils se replieront en ratissant le terrain et rallieront ensuite la route. La manœuvre rapidement menée devra être, en principe, terminée avant midi. L’ordre de repli sera donné par le commandant du Groupement.
Le PC du Groupement est installé à Ban Mé, ainsi qu’une section d’artillerie de 105 mm. Un PC avancé avec le commandant La Bataille fonctionnera, au jour, au débouché de la route dans la cuvette."


Vue sur la cuvette de Ban Mé depuis l'emplacement de l'ancien poste
- Positions PC Le Page et Appuis d'artillerie (540 / 665) _-
(Vue prise vers le Nord)


Vestiges du poste

"La marche d’approche et la mise en place du dispositif sont réalisées comme prévu, au cours de la nuit, sans le moindre incident.
Le 1er Tabor arrive au village de Poma aux environs de 5 heures. Le 59 ème goum occupe, vers 6 heures, l’ancien poste militaire. Il surprend bientôt, à proximité, une unité VM en cours de rassemblement, qu’il prend immédiatement sous le feu de ses FM et de ses mitrailleuses. Les Viets se dispersent avec de lourdes pertes. Des vivres, des obus de 75 de marque chinoise, des munitions d’armes portatives et de nombreux documents sont récupérés."


Le village de Poma et sur la hauteur l'emplacement de l'ancien poste
- Position PC avancé du Cdt La Bataille et mortiers 81 mm 1er Tabor -
(Vue prise vers le Sud)


L'emplacement de l'ancien poste de Poma



"Le 60 ème goum progresse vers le Nord en direction de Bokai mais, dès l’approche des calcaires, il est soumis à des tirs de 12,7 et à des tirs de mortiers. L’intervention de notre artillerie réussit à neutraliser deux mitrailleuses. Mais la position est quand même trop fortement tenue pour que l’on puisse sans trop de dommages en déloger les défenseurs."

L'axe de progression du 1er Tabor en direction de Bokai
situé derrière la ligne de crète

"Le goum tentera alors de s’installer sur un calcaire qui ne semble pas occupé, immédiatement au Sud-ouest de celui que tiennent les Viets. En s’y rendant, il tombe sur une colonne de porteurs de munitions d’artillerie. Surpris, les coolies affolés abandonnent leur chargement et se dispersent dans la brousse, tandis que l’escorte se précipite vers le calcaire, que le goum se proposait d’occuper. Le combat s’engage, mais les Viets ont de l’avance et y arrivent les premiers. Aussitôt installés ils couchent au sol, au FM, les goumiers qui les poursuivaient.
C’est peu après qu’intervient l’ordre de décrocher. Les sections prises sous le feu nourri de leurs adversaires, se sont dispersées pour être moins vulnérables, dans la brousse, très dense à cet endroit. Elles sont invisibles et il faut un certain temps pour leur transmettre l’ordre de repli et regrouper les hommes. La dernière touchée est celle de l’adjudant-chef Loubes, un goumier chevronné. Ses ordres donnés, celui-ci est resté en arrière, pour répondre aux appels d’un goumier blessé, qu’il aide à repartir. Mais à ce moment là, s’abat sur eux un tir de mortier, tiré de Bokai. Un obus éclate juste entre ses jambes. Par miracle, il n’est pas touché, mais il tombe à terre groggy. Il est seul avec un goumier, un Marmouchi à qui il devra son salut. Quand il se relève, il a, en effet, perdu le sens de l’orientation et se dirige tout droit du côté des Viets, quand, heureusement, le Marmouchi lui crie : « Bale krak machi and el Viets – Ouilli, ouilli, ienha (Attention, ne va pas vers les Viets, reviens, reviens par ici !)
Ils repartent tous les deux, à toute jambe, pour rattraper leur unité, qui est déjà loin. Ils poussent devant eux un prisonnier capturé, au début de la bagarre, que le Marmouchi n’a pas lâché.
Le 58ème goum, qui opérait plus à l’Est, pour faire liaison avec le BEP, n’a pas d’accrochage sérieux.
Le GCA (goum de commandement et d’appui), qui est resté auprès de l’ancien poste de Poma est intervenu avec ses engins au profit des deux goums engagés."


Position supposée du GCA du 1er Tabor

(Vue prise en direction du Nord)

Nota : Immédiatement au sud de la crête dominant le village de Poma et du côté Est de la route, un emplacement semble particulièrement indiqué pour implanter les appuis mortier. Relativement protégé sur les flancs et facilement positionnable sur le plan topographique, il offre des vues directes pour l'observation des tirs sur les deux axes de progression. En toute logique ce pourrait être là que le GCA avait du s'installer pendant que le PC avancé du commandant La Bataille occupait l'ancien poste désaffecté de Poma, de l'autre côté de la route, sur une hauteur facilitant les liaisons radio avec le PC du groupement resté à Ban Mé et les unités avancées dans la cuvette (1er Tabor et BEP)...
Lors du repli des éléments, après le décrochage du GCA et du PC avancé, le Viet Minh tenta de s'emparer de ce col pour couper la route aux éléments retardés du 1er Tabor et du BEP en débordant par les crêtes. C'est d'ailleurs au niveau de ce col que se situe l'épisode de l'adjudant-chef Loubes, décrit par le sous-lieutenant de Pirey dans son livre et évoqué par le Lcl Le Page...

"La réaction ennemie a été vive et rapide. Une menace par les crêtes s’est précisée sur les arrières du tabor. Elle a été poussée sur les calcaires immédiatement à l’Ouest du débouché de la route dans la cuvette.
Le décrochage général du Tabor s’effectue vers 10 heures sous la protection du 59 ème goum et d’une compagnie du BEP pour le recueil du commando.
Le Tabor ramène six prisonniers, mais il a du abandonner de nombreux obus de 75 et de 81 d’origine chinoise. Ses pertes s’élèvent à deux goumiers et cinq coolies tués et à huit goumiers blessés qui pourront être évacués.
Pendant ce temps, le BEP qui était, à la pointe du jour, en position à Po Tchang avait entamé par l’Ouest une manœuvre d’encerclement et de ratissage de la cuvette. En tête, son commando, constitué d’une dizaine de Viets recrutés et choisis parmi les prisonniers, commandés par un caporal, un certain Constant, ne pas confondre, un remarquable guerrier, surprenait un autre élément de coolies-porteurs de munitions d’artillerie. Ce qui l’amenait à découvrir un dépôt de munitions, dont il s’emparait en même temps qu’il capturait l’escorte.
La trouvaille était bonne. A l’intérieur, outre des obus de 75 et de 81, étaient précieusement rangés des éléments d’optique, dont plusieurs goniomètres boussoles. On trouvera dans les poches des hommes de l’escorte des écussons portant sur fond bleu, au dessous de deux canons entrecroisés des numéros, 35 – 42 – 48, qui témoignent de l’existence de bataillons d’artillerie VM.


 La limite extrême de progression du BEP sur l'axe Est
(vue prise en direction du Sud)

 Le calcaire de Po Tchang
(vue prise en direction du Nord)

Le BEP continuait son opération de ratissage, mais comme les 58 ème et 60 ème goums avec lesquels il était en liaison à vue, il fut lui aussi pris à partie par des tirs de mitrailleuses et de mortiers de plus en plus violents. La cuvette littéralement s’embrasait, tandis que la manœuvre d’encerclement, qui avait un moment inquiété le 1er Tabor, se précisait maintenant sur le 8 ème RTM installé à Banbai, au débouché de la route. Les Viets qui rameutaient au baroud, venant par les crêtes de Ban Sien et de Ban Ban, allaient tenter de couper les assaillants de l’axe de recueil.


Le col du poste de Poma : une course de vitesse avec l'ennemi pour le franchir...

Le décrochage difficile dut se faire à vive allure et en formation diluée. Le repli du commando fut encore plus délicat. Retardé par les prisonniers qu’il ramenait et les instruments d’optique qu’il avait récupérés et qu’il dut, pour pouvoir rejoindre, abandonner, il arriva au débouché de la route avec les derniers éléments du 1er Tabor qui ramenait les blessés. Le BEP n’avait pas eu de pertes, seulement quelques éclopés, et ramenait une quinzaine de prisonniers.
Le repli par l’axe de recueil s’effectuera sans anicroche. A 17 heures, toutes les unités avaient regagné leur bivouac.
Selon des renseignements recueillis par la suite, les Viets auraient essuyé de grosses pertes. Surpris, ils cachaient mal leur déconvenue.
Le lendemain, le général Carpentier, commandant supérieur adressait un télégramme de félicitations au Groupement « Bayard » pour la réussite de son raid sur Poma. L’opération avait été payante. Elle confirmait, en tous points, les renseignements recueillis par la ZOT, la zone et le secteur. Des prisonniers affirmaient en effet « que 12 bataillons, n’ayant pas participé à l’attaque de Dong Khê, venaient d’arriver de Chine, où ils avaient perçu leur armement. Ce qui, ajouté aux 18 bataillons qui avaient participé à cette attaque », avait noté Jean Pierre dans son carnet de route, « faisait 30 bataillons, le tout implanté dans la région, à une journée de marche soit de Dong khê, soit de That Khê. »
Les informations recueillies précisaient en outre la présence parmi ces troupes de 2 nouveaux bataillons d’artillerie équipés de canons de 75, que le bataillon 40 avait reçu 6 pièces de 75 et que l’armement d’une compagnie d’infanterie VM comportait 9 FM – 3 mitrailleuses de 12,7 et 2 mortiers de 60, l’équivalent ou plus de l’armement d’une compagnie du BEP ».


Laissons la conclusion de ce raid au lieutenant Stien :
" Pour nous, les auteurs du coup de main, Poma est bien sûr un succès, mais c'est surtout une confirmation et un avertissement. Les Viets sont bien là, nombreux, agressifs, bien armés. Et, fait nouveau, ils manœuvrent rapidement. Signe évident de la qualité de leur commandement ainsi que d'une très bonne dotation en matériels de transmissions. La guerre a changé de dimension. Apparemment, nous sommes les seuls à nous en être rendus compte..."



          Ajoutons à présent à l'usage de ceux qui souhaiteraient s'aventurer en direction de Poma que ce secteur qui se situe en zone frontière nécessite une certaine prudence... 
D'une part le souvenir de l'invasion chinoise de 1979 est toujours vivace dans l'esprit des gens, d'autre part ce secteur comme toutes les zones frontalières est un endroit propice aux trafics et à la contrebande et de fait est étroitement surveillé. C'est précisemment pour cette raison que j'ai du renoncer à mon projet initial de rejoindre Ta Lung au départ de That Khê en empruntant le chemin inverse suivi par les prisonniers du camp n° 1 lors d'un déplacement que ceux ci effectuèrent vers le sud. Le sentier suivi passant exactement sur le tracé frontalier large de seulement quelques mètres entre les pitons calcaires ou le long des talwegs il était exclu de s'exposer à des problèmes...

Suite au nouveau périple que nous avons effectué dans cette vallée en avril 2016, nous nous sommes attardés "un peu trop" devant le poste de police de Poma... Le résultat ne s'est pas fait attendre et nous avons été "invités" à entrer pour prendre contact avec le chef de poste... qui une fois dissipé le "malentendu" nous a offert le thé... sans toutefois nous demander nos passeport... Comme quoi...

 Poma : c'est marqué mais on ne va pas plus loin... zone frontière...


 Comme à l'Ecole de guerre : parler tactique face au terrain...
mais avec le ventre plein...


Calcaires et rizières...



 Au loin... un autre pays : la Chine


 Une population accueillante...


 Des enfants qui ne voient pas beaucoup de visiteurs occidentaux...



Les traces du passé...


Sans aller au delà de Po Tchang, la randonnée sur Poma est toutefois un parcours à effectuer car l'environnement naturel autant que l'accueil des habitants y est un réel plaisir...
Voici d'ailleurs ce qu'écrivait le lieutenant Stien :
" Nous débouchons dans la cuvette de Poma. Je reconnais fort bien les lieux de notre raid de septembre 1950, alors que notre bataillon venait renforcer That Khê. Les pieds nus maintenant bien protégés par une épaisse couche de corne, je n'ai plus besoin de marcher les yeux au sol afin d'éviter les cailloux trop pointus. je suis sur la piste même où, il y a deux ans,après nous être enfoncés de nuit dans le dispositif viet, je me suis replié au galop avec mes partisans, ainsi que notre précieuse moisson de prisonniers viets et de documents. Ça claquait de partout , nos chasseurs et notre artillerie intervenant au plus près pour bloquer les colonnes de bo doïs lancées à nos trousses. Cette fois-ci, je parcours la route en touriste "accompagné". Le paysage à la chinoise est splendide, en 1950 je ne m'en étais guère rendu compte. Question de situation, une magnifique colline perd tout son attrait quand elle est truffée de mitrailleuses qui vous tirent dessus. Et le pas gymnastique qui s'en suit ne rend évidemment pas contemplatif."


Si vous décidez d'y aller, bonne route !

mardi 20 janvier 2015

Au fil des pages : "Quatre années chez les Viets" - Jean Jacques Beucler

          « Quatre années chez les Viets » paru aux Editions Lettres du monde en 1977 est un témoignage de 94 pages sur la captivité que Jean Jacques Beucler effectua au camp n° 1 de 1950 à 1954.


L’auteur :
Né en 1923 et décédé en 1999, Jean Jacques Beucler, est généralement connu pour le fait qu’il est en 1991 à l’origine de « l’affaire Boudarel ». Ce que l’on sait moins en revanche c’est que l’homme a eu une vie très riche puisqu’il a servi dans l’armée pendant 13 ans, puis dirigé une entreprise pendant 22 ans tout en menant en parallèle une carrière politique à partir de 1966. Devenu maire de Corbenay (Haute Saône), il a par la suite exercé le mandat de député (URP, PDM, Union centriste) avant de devenir secrétaire d’Etat à la Défense de 1977 à 1978.


Dans son livre, « Quatre années chez les Viets », Jean Jacques Beucler  nous fait le récit de son séjour derrière le « rideau de bambou », période qui clôture l’intermède de sa vie sous les armes (1942-1955)
En effet, après s’être engagé en décembre 1942 au Maroc puis avoir été admis à Saint-Cyr, Jean Jacques Beucler fait sa formation d’officier à l’école de Cherchell dont il sort major de promotion. Par la suite il participe aux campagnes d’Italie, de France et d’Allemagne dans les rangs des tirailleurs marocains avant de partir fin 1949 avec le 3° Tabor marocain pour l’Indochine. Aérotransporté avec son bataillon sur Cao Bang afin de renforcer la colonne Charton, il est fait prisonnier lors du repli de That Khê sur la RC 4. Il passe ensuite quatre années de détention au camp n°1, où parmi les « hôtes forcés de la république démocratique du Vietnam », pour reprendre la formule consacrée, Jean Jacques Beucler occupe une place à part car sa personnalité et son rôle lui valent de devenir aux côtés du commandant Feaugas, ex chef de corps du 1er Tabor, le représentant des prisonniers auprès du chef de camp. Doué d’une santé irréprochable, d’un moral à toute épreuve et d’une droiture de caractère sans faille, l’homme a traversé ces quatre années d’épreuves sans pratiquement jamais tomber malade, sans défaillir et surtout… sans tomber dans le piège de la compromission avec l’ennemi… ce qui n’était pas la chose la plus facile dans une position aussi "exposée" que la sienne...
Son action soulignée en de multiples circonstances dans les nombreux récits de captivité rédigés par ses pairs, lui a valu par la suite de servir de modèle pour des personnages de roman…
Jean Lartéguy s’est en effet inspiré de sa personnalité et de son action pour en faire le sous lieutenant Yves Marindelle, à ceci près que Marindelle était issu des FTP ce qui n’était pas le cas du lieutenant Beucler…
Le père Albert Stilhé, fait prisonnier en novembre 1952 après les combats de Moc Chau et détenu avec Jean Jacques Beucler au camp n°1, en a fait le lieutenant Grandperrin dans son livre « Le prètre et le commissaire ».
Jean Pouget, capturé par le Vietminh à Dien Bien Phû,  dans «  Le manifeste du camp n°1 » l’a enfin pour sa part choisi comme modèle pour décrire le lieutenant Leyrieux, personnage atypique du camp…



Le récit.
Articulé en huit courts chapitres, son récit initialement destiné à servir de support à la conférence qu’il a prononcé en de multiples lieux et devant des auditoires très divers  afin de témoigner du sacrifice consenti par nos troupes en Extrême Orient, est un  remarquable témoignage sur la vie au camp n°1.
Sans jamais se départir de la modération du discours et de la pondération d’attitude qui ont été les siens pendant ces quatre années, Jean Jacques Beucler nous livre tout à la fois un récit de captivité, une analyse des événements qu’il a vécus tout au long de ces quatre années et une leçon de sagesse.
Le livre s’ouvre sur une préface d’Edgar Faure où sont soulignés les traits saillants de la personnalité de l’auteur et comment Jean Jacques Beucler, par la ruse, l’habileté, la diplomatie, le sens inné du dialogue… n’excluant ni le courage ni l’exemplarité du comportement… a réussi à canaliser la pression du système concentrationnaire communiste pour permettre à ses camarades de survivre.
Après avoir précisé le pourquoi de ce témoignage, Jean Jacques Beucler nous décrit brièvement les différentes phases par lesquelles ses camarades et lui sont passés au cours de cette sombre période.
Une fois rappelées succinctement les circonstances dans lesquelles il fut capturé, l’auteur nous « raconte » le camp n°1 en nous présentant les lieux puis essaye de nous faire comprendre le fonctionnement du mode opératoire vietminh pour « tuer le vieil homme » et transformer les « colonialistes cupides », les « impérialistes avides » ou les « fils de France égarés » qu’étaient lui et ses camarades avant leur capture, en « valeureux combattants de la paix ».
Jean Jacques Beucler distingue ainsi trois phases bien spécifiques dans la captivité :
- la phase de décantation : elle a pour objet de faire prendre conscience aux prisonniers de leur situation en leur  « proposant le marché », à savoir jouer le jeu ou pas afin de devenir de valeureux « combattants de la paix » ;
- la phase de mise en condition : son but est de mettre à l’épreuve les esprits et d’affaiblir l’organisme par les efforts physiques et la sous-alimentation, afin d’amener les prisonniers à un dilemme : céder et survivre en acceptant de « jouer le jeu » ou mourir de faim, de manque de soins et de misère physiologique ;
- la phase d’abdication : c’est là l’évolution inéluctable qui attend les prisonniers, sauf bien entendu pour ceux qui comme le capitaine Cazaux ont refusé et y ont laissé la vie, et qui ouvre sur les autocritiques, les discussions politiques, la signature des manifestes… permettant aux plus zélés de bénéficier de libérations anticipées… Les évasions infructueuses et le passage obligé « au buffles » après leur capture des « fortes têtes », les déménagements du camp après chaque libération ou survol accidentel de l’aviation française, le lavage de cerveau, les décès et les arrivées de nouveaux prisonniers… ponctuent ainsi les trois années qui s’écoulent jusqu’à l’été 1954 où intervient enfin le rapatriement des prisonniers survivants…
Jean Jacques Beucler achève son récit en tirant les « leçons » de son séjour forcé au "paradis communiste" et en nous livrant quelques enseignements très terre à terre, chargés de cet humour qui lui a permis d’émerger de la masse et d’aider les autres à survivre dans cet enfer du camp n°1…
Parmi ces enseignements il y en a quelques uns que j’ai particulièrement appréciés et que je livre ci après :
« …J’ai acquis le goût de la liberté et celui, corollaire, du sourire, sans lesquels la vie ne mérite pas d’être vécue… »
 - « … J’ai appris aussi à respecter une hiérarchie de la valeur des choses. Ne dilapidons pas notre réserve de sérénité pour un rôti brûlé ou un train manqué. Les coups du sort enseignent à supporter les chiquenaudes du quotidien…. »
- « … Dans mes bagages, j’ai rapporté quelques réflexes : l’autocritique pratiquée avec spontanéité facilite les rapports humains… »
- « … L’habitude de souffrir en groupe m’a inculqué un respect profond pour mon voisin, quel qu’il soit... »


Mon avis :
Si ce livre est très intéressant en ce sens qu’il constitue un témoignage de grande valeur écrit par un ancien du camp n°1 qui a eu à cœur à la fin des années 70 de démasquer et de pourchasser Boudarel, l’ancien commissaire politique adjoint du camp 111 afin de respecter l’un des derniers souhaits de l’un de ses camarades de captivité, j’avoue toutefois que j’aurais aimé que l’auteur développe davantage son propos…
Au-delà de la concision du récit, je trouve en effet qu’au regard du rôle crucial joué par Jean Jacques Beucler pendant ses quatre années de captivité ce récit ne reflète qu’imparfaitement l’importance et la finesse de son action d’interposition et de médiation entre ses camarades et les autorités communistes, jeu difficile s’il en était... Je crois que l’auteur, à la façon de Louis Stien ou de René Moreau, pour ne citer que ces deux seuls noms, aurait pu parler davantage du vécu quotidien du camp, des comportements individuels ou de sa perception du système communiste.  Il y avait là assurément matière à écrire longuement mais sans doute l’empreinte laissée par son séjour en captivité, alliée à la manifestation de cette modestie qui fit l’unanimité auprès de ses camarades, l’ont-elle conduit à faire le choix de la concision… et de la mise en retrait de l’auteur tout au long de ces 94 pages…

A lire et relire sans modération… voir à écouter : http://www.ina.fr/audio/PHD97006460